L'esprit d'Albert Ayler ne meurt pas
Dans la soirée du jeudi 2 décembre, à la Fondation Cartier, à Paris, hommage était rendu au saxophoniste américain Albert Ayler (1936-1970). Une célébration de plus ? La petite larme et chacun rentre au chaud ? Pas du tout. La faute à qui ? A l'esprit.
Oui, à l'esprit d'Albert Ayler. A celui de Daniel Caux, son magnifique passeur, disparu en juillet 2008. A Jacqueline Caux qui a trouvé les mots. La faute à Joëlle Léandre, artiste imprévisible de l'intelligence, de la voix, du geste et de la contrebasse. La faute à Franck Médioni, producteur à Radio France, poète (un album publié par Rogue-Art), écrivain tout terrain, collecteur de témoignages.
Albert Ayler, né à Cleveland (Ohio), a été retrouvé barbotant dans les eaux de l'East River, un 25 novembre, à 34 ans. La police a conclu à une mort par noyade. Personne ne l'a crue. Albert Ayler fait partie des musiciens (sax ténor, soprano et alto) que le souffle et la brièveté de leur course portent plus haut que les astres. Au ténor, il avait un son de cathédrale. On a pris sa musique pour révolutionnaire. On avait tort, mais on avait raison d'avoir tort. Sa musique éclatante eut le sens d'une archéologie triomphale du "jazz". Ses adversaires le tenaient pour un apprenti."Leur fils de cinq ans en eût fait autant." Ils avaient raison, mais ils avaient tort d'avoir raison. Et leur fils n'a rien fait.
Le soir où s'est propagée la nouvelle de la mort d'Ayler, les musiciens à qui son esprit avait ouvert le leur ont pleuré. Il déclencha une émeute à Pleyel pour son premier grand concert parisien (1966), en jouant une musique ancienne, inacceptable, simple. Avec Ornette Coleman - tous deux jouent en juillet 1967 aux funérailles de Coltrane -, il partage l'honneur d'avoir payé sa douceur sans concession de grotesques violences, parfois physiques. En juillet 1970, il bouleverse la Fondation Maeght.
Sans mièvrerie, sans rouerie
Fondation Cartier : une salle bourrée qui, par son âge et son style, ni debout ni fauteuils, simplement assis, rappelle le Centre américain des grandes heures. En scène, une trentaine d'artistes et trois poètes. Des stars, des humbles, des phénomènes. Européens et Américains à parts égales. On ne cite personne, ce serait contraire à un acte musical qui murmurait : autorisez-vous de vous-même, allez au plus haut, ne cherchez jamais la course à l'échalote de la technique, de la séduction. Restez dans l'esprit.
Cette soirée à haut risque reste dans l'esprit. Sans mièvrerie, sans rouerie. Ayler appartient au carré des musiciens qui ne meurent pas vraiment, même dans le réel. Un ange. D'autres meurent deux fois : de mort naturelle et d'oubli. C'est le cas de Noah Howard (1943 - 3 septembre 2010) et de Marion Brown (1935 - 18 octobre 2010). Deux légendes américaines du free jazz.
"Free jazz", on aura contourné l'étiquette aussi longtemps que possible. Trop tard. Noah Howard et Marion Brown, tous deux altistes aussi décisifs qu'Ayler. Après tout, la musique aurait pu emprunter leur voie. Ceux qui suivent le chemin sont les derniers. Ils le disent : "Nous sommes de plus en plus nombreux à être les derniers de quelque chose." De toute façon, la mort d'un musicien de jazz n'est pas une mort ordinaire.
Francis MarmandeArticle paru dans l'édition du 04.12.10
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