Doha et le culot de l'art moderne arabe
DOHA, ENVOYÉ SPÉCIAL - Ouvert au public à partir du jeudi 30 décembre, le Mathaf (musée en arabe) a été inauguré mercredi 15 décembre à Doha, la capitale du Qatar. Construit par l'architecte français Jean-François Bodin, sur la base d'une ancienne école de jeunes filles, il abrite sur 5 500 m2 une collection de près de 6 000 oeuvres datant de 1840 à nos jours.
Ce musée est le résultat de l'ambition d'un homme, Cheikh Hassan bin Mohammed bin Ali Al-Thani, lui-même artiste et vice-président du Qatar Museum Authority, qui collectionne depuis vingt ans les oeuvres des créateurs du monde arabe.
Le Qatar Museum Authority a la responsabilité d'une dizaine de musées à Doha et ses environs. Parmi eux : le Musée national du Qatar, dont un nouveau bâtiment dessiné par Jean Nouvel devrait voir le jour d'ici deux ans ; un musée orientaliste ; le Musée d'art islamique conçu par le Sino-Américain Pei Ieoh Ming (architecte notamment de la Pyramide du Louvre) ; et donc le Mathaf, Musée arabe d'art moderne.
Comme il est de tradition dans les pays du Golfe, les portraits de l'émir du Qatar,Cheikh Hamad bin Khalifa Al-Thani, et de son épouse trônent dans l'entrée du Mathaf. Sauf qu'ils sont loin du réalisme plat en vigueur dans l'imagerie officielle : ils ont été réalisés avec le puissant pinceau de l'artiste franco-chinois Yan Pei-Ming. Le ton est donné : tradition, modernité et ouverture internationale.
Cela se vérifie au fil des trois expositions présentées pour l'inauguration. La première, historique, se tient au musée même, les deux autres dans un gigantesque hangar construit à cet effet à proximité du musée bâti par Pei Ieoh Ming (Le Monde du 27 novembre 2008). Pour comparaison, là où le bâtiment de Pei a coûté environ 350 millions d'euros, le Mathaf aurait coûté 8 millions d'euros,.
Ici, il s'agit d'art arabe, pas islamique. La nuance est d'importance, parce que ce qu'on découvre n'est pas nécessairement très catholique. Ou halal, comme on voudra. Pour preuve ce tableau du Syrien Louay Kayyali (1934-1978), peint en 1961, une jeune femme allaitant son enfant. Le sein est vu de profil, assez stylisé, pas de quoi outrager même une ligue de vertu occidentale, mais surprenant dans le contexte pudibond des émirats. Pudibond, mais pas intolérant. Il leur arrive même de se moquer de leurs petits travers, comme dans ce tableau de Faisal Laibi (né en 1947), qui représente une épouse agenouillée aux pieds de son mari, lequel fume tranquillement le narguilé tandis qu'elle lui ôte ses chaussures : l'oeuvre est intituléeRelationship !
Interrogée par CNN, la jeune (30 ans) directrice du lieu, Wassan Al-Khudhairi, admet que le Mathaf doit contribuer à faire reculer les frontières de ce qui semble acceptable dans la région. On en trouvera un autre exemple, frappant, dans la troisième exposition, consacrée à l'art le plus contemporain, avec une vidéo d'Adel Abidin (né en 1973), qui montre une blonde volcanique chantant sur la scène d'un cabaret, et dans l'intimité de sa loge. Pulpeuse et fort peu habillée, ce qui détonne déjà. Les textes de ses chansons ont été écrits autrefois en Irak, des textes à la gloire de Saddam Hussein.
C'est l'autre aspect frappant de ces expositions, et plus particulièrement de la contemporaine : la politique non plus n'est pas taboue. Cela donne parfois des oeuvres formidables, comme cette installation de Khalil Rabah (né en 1961), qui vit à Ramallah et a imaginé un porte-avions dont la piste a été reconvertie en plantation de tomates et de fraisiers. Les soutes abritent des usines de transformation, et l'ensemble produit de la sauce et de la confiture conditionnées sous la marqueUnited States of Palestine Islands. Quant au profil du navire, il reproduit celui de la bande de Gaza, d'où l'exportation de ces produits est rendue délicate par l'embargo israélien. L'oeuvre est intitulée Bioproducts.
Organisée en douze salles thématiques, la première exposition peut décevoir, car très hétérogène, le pire côtoyant le meilleur. On y trouve cependant quelques beaux morceaux de peinture, comme les tableaux de deux artistes qui firent parler d'eux dans l'école de Paris des années 1950, Fahrelnissa Zeid (1901-1991) et Chafic Abboud (1926-2004). Il faut la prendre comme une tentative d'inventaire d'un art si mal connu que les organisateurs eux-mêmes peinent parfois à dater certaines pièces. Inspiré du poète Mahmoud Darwich, son titre, "Sajjil", indique bien son caractère exploratoire : le mot désigne l'action d'enregistrer.
La deuxième exposition présente cinq artistes d'une génération intermédiaire, Dia Azzawi (né à Bagdad en 1939), Farid Belkahia (né à Marrakech en 1934), Ahmed Nawar (né en Egypte en 1945), Ibrahim El-Salahi (né au Soudan en 1930) etHassan Sharif (né à Dubaï en 1951). Les organisateurs les considèrent comme les pères d'un art contemporain arabe.
Enfin, la troisième exposition montre les jeunes les plus actuels. Certains sont bien connus en Occident, comme Ghada Amer, Kader Attia, Walid Raad, Mounir Fatmiou Zineb Sedira. Cet ensemble-là est d'un niveau exceptionnel : s'il était présenté tel quel à la Biennale de Venise, par exemple, il mériterait le Prix du meilleur pavillon.
Mais l'enseignement du Mathaf est ailleurs : soit dit sans paternalisme aucun, nous sommes ici dans l'enfance de l'art, ou plutôt d'une histoire de l'art. Les goûts d'un pays jeune peuvent se former à la manière de ceux d'un individu : François Pinaulta ainsi aimé d'abord des peintres classiques et figuratifs, comme Paul Sérusier, avant de s'intéresser à Mondrian, puis à l'art le plus contemporain. Ce que les expositions du Mathaf montrent, c'est la constitution, l'invention, in vitro, d'une culture plastique de la nation arabe.
Quand Abou Dhabi annonce des projets pharaoniques, le Qatar, lui, les fait.
Mathaf : Musée arabe d'art moderne, Education City, Doha, Qatar, Tél. : + 974 4487 6662.
Le Mathaf est ouvert du mardi au jeudi, le samedi et le dimanche de 11 heures à 18 heures, et le vendredi de 15 heures à 21 heures. Fermé le lundi et le premier jour de l'Aïd.
Harry Bellet
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